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On peut essayer de définir le débrayage comme l'opération par laquelle l'instance de l'énonciation* disjoint et projette hors d'elle, lors de l'acte* de langage et en vue de la manifestation*, certains termes liés à sa structure de base pour constituer ainsi les éléments fondateurs de l’énoncé-discours*. Si on conçoit, par exemple, l'instance de l'énonciation comme un syncrétisme* de « je-ici-maintenant », le débrayage, en tant qu'un des aspects constitutifs de l'acte de langage originel, consistera à inaugurer l'énoncé en articulant en même temps, par contrecoup, mais de manière implicite, l'instance de l'énonciation elle-même. L'acte de langage apparaît ainsi comme une schizie créatrice, d'une part, du sujet, du lieu et du temps de l'énonciation, et, de l'autre, de la représentation actantielle, spatiale et temporelle de l'énoncé. D’un autre point de vue, qui ferait prévaloir la nature systématique et sociale du langage, on dira tout aussi bien que l'énonciation, en tant que mécanisme de médiation entre la langue* et le discours*, exploite les catégories, paradigmatiques de la personne, de l'espace et du temps, en vue de la mise en place du discours explicite. Le débrayage actantiel consistera alors, dans un premier temps, à disjoindre du sujet de l'énonciation et à projeter dans l'énoncé un non-je, le débrayage temporel à postuler un non-maintenant distinct du temps de l'énonciation, le débrayage spatial à opposer au lieu de l'énonciation un non-ici.
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1.
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Pour pouvoir donner une représentation* du mécanisme du débrayage, il faut d'abord insister sur le fait que le sujet de l'énonciation, responsable de la production de l'énoncé, reste toujours implicite et présupposé, qu'il n'est jamais manifesté à l'intérieur du discours-énoncé (aucun « je », rencontré dans le discours, ne peut être considéré comme sujet de l'énonciation proprement dite, ni identifié à lui : il ne s'agit là que d'un simulacre de l'énonciation, c'est-à-dire d'une énonciation* énoncée ou rapportée).
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2.
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La catégorie de la personne, qui est à la base du mécanisme du débrayage actantiel, peut s'articuler, en gros, selon Benveniste, en personne/non-personne. Au premier terme correspondent en français les morphèmes personnels « je » et « tu » qui servent de dénominations, dans cette langue naturelle, pour les deux actants* de l'énonciation (énonciateur* et énonciataire), si l'on tient compte du fait que l'énonciation est une structure intersubjective. Au terme de non-personne correspondent les actants de l'énoncé.
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3.
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En partant du sujet de l'énonciation, implicite mais producteur de l'énoncé, on peut donc projeter (lors de l'acte de langage ou de son simulacre à l'intérieur du discours), en les installant dans le discours, soit des actants de l'énonciation, soit des actants de l'énoncé. Dans le premier cas, on opère un débrayage énonciatif, dans le second un débrayage énoncif. Selon le type de débrayage utilisé, on distinguera deux formes discursives et même deux grands types d'unités* discursives : dans le premier cas, il s'agira des formes de l'énonciation énoncée (ou rapportée) : tel est le cas des récits en « je », mais aussi des séquences dialoguées*; dans le second, des formes de l'énoncé énoncé (ou objectivé) : ainsi en va-t-il dans les narrations qui ont des sujets quelconques, dans les discours dits objectifs, etc.
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4.
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La reconnaissance de ces simulacres, que sont les énonciateurs installés dans le discours, permet de comprendre le fonctionnement des débrayages internes (du 2e ou du 3e degré), fréquents dans les discours figuratifs de caractère littéraire : à partir d'une structure de dialogue, un des interlocuteurs* peut facilement « débrayer » en développant un récit qui, à son tour, à partir d'un actant de l'énoncé, installera un dialogue second, etc. On voit que la procédure de débrayage, utilisée par l'énonciateur comme une composante de sa stratégie*, permet de rendre compte de l'articulation du discours figuratif en unités discursives (de surface), telles que « récit », « dialogue », etc. On notera ici que chaque débrayage interne produit un effet de référentialisation* : un discours de second degré, installé l'intérieur du récit, donne l'impression que ce récit constitue la « situation réelle » du dialogue, et, inversement, un récit, développé à partir d'un dialogue inscrit dans le discours, référentialise ce dialogue.
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5.
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Un petit problème de terminologie se pose à propos de l'énonciation énoncée, installée dans le discours. Dans la mesure où ce sont des simulacres de l'énonciateur et de l'énonciataire — soucieux de la participation à la communication intersubjective qu'est l'ensemble du discours (que ce soit « je » ou « vous », l' « auteur » ou le « lecteur » nommés dans l'énoncé) — qui y sont installés, on les appellera respectivement narrateur* et narrataire. En revanche, lorsqu'il s'agit de la structure d'interlocution de second degré (dans le dialogue*), on parlera plutôt d'interlocuteur* et d'interlocutaire.
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6.
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Un problème comparable se pose à propos des actants de l'énoncé (ou actants de la narration proprement dits). Le développement de la sémiotique narrative nous a obligés à reconnaître l'existence de deux dimensions autonomes de la narration : la dimension pragmatique* et la dimension cognitive*; du même coup, nous voici invités à distinguer deux types d'actants-sujets. A côté des sujets* pragmatiques, on rencontre dans le discours des sujets cognitifs tantôt producteurs, tantôt interprètes des significations, et qui apparaissent soit en syncrétisme avec les sujets pragmatiques, soit sous forme d'acteurs autonomes (tel l'informateur*, par exemple), soit enfin reconnaissables seulement comme des positions implicites (tel l'actant observateur dont le rôle a été sous-estimé jus-qu'ici) : le débrayage cognitif* permet ainsi d'instaurer un écart entre la position cognitive de l'énonciateur celles soit des actants de la narration soit du narrateur.
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7.
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Le concept de débrayage doit autant à Benveniste qu'à Jakobson dont le « shifter » a été traduit par N. Ruwet par « embrayeur ». Le terme de débrayeur nous paraît plus adapté à l'approche générative qui va de l'énonciation à l'énoncé, d'autant plus que la dichotomisation du concept jakobsonien nous semble nécessaire : en opposant au débrayage le terme d'embrayage* (désignant le retour à l'énonciateur des formes déjà débrayées), on introduit un peu plus de clarté dans ce mécanisme à la fois élémentaire et fort complexe.
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1.
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Parallèlement au débrayage actantiel, on peut concevoir le débrayage temporel comme une procédure de projection, au moment de l'acte de langage, hors de l'instance de l'énonciation, du terme non-maintenant, ce qui a pour effet d'instituer d'une part, par présupposition, le temps maintenant de l'énonciation et, de l'autre, de permettre la construction d'un temps « objectif » à partir de la position qu'on peut appeler le temps d'alors. En considérant le temps d'alors comme un temps zéro, et en appliquant, à partir de là, la catégorie topologique
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concomitance / non-concomitance
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antériorité / postériorité
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il est possible de construire un modèle simple du temps énoncif qui, en tant que système de référence, permettra de localiser les différents programmes* narratifs du discours.
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2.
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Dans la mesure où l'instance de l'énonciation, prise dans son ensemble, est susceptible d'être énoncée et de constituer, à la manière d'un simulacre, la structure énonciative du discours, le temps de maintenant, pris séparément, peut être débrayé et inscrit dans le discours comme temps énonciatif rapporté. Le temps de maintenant, ainsi énoncé, s'articule à son tour selon la même catégorie topologique et constitue, à l'intérieur du discours, un second système de référence temporel. L'utilisation de ces deux systèmes de référence est un des facteurs pour la segmentation du discours en unités-séquences.
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3.
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Par une procédure inverse, les temporalités énoncives et énonciatives débrayées pourront, ensuite, être embrayées afin de produire l'illusion de leur identification avec l'instance de l'énonciation : il s'agit alors de l'embrayage* temporel.
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1.
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Tout comme le débrayage actantiel ou temporel, le débrayage spatial se présente comme une procédure qui a pour effet d'expulser hors de l'instance de l'énonciation le terme non-ici de la catégorie spatiale et de fonder ainsi en même temps et l'espace « objectif » de l'énoncé (l'espace d'ailleurs) et l'espace originel — qui n'est reconnaissable que comme une présupposition topique — de l'énonciation. Si l'on considère l'espace d'ailleurs comme un espace énoncif, on voit que la projection du terme ici, simulant le lieu de l'énonciation, est également possible, et qu'à partir de cette position un espace d'ici, d'ordre énonciatif, peut se constituer.
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2.
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Une catégorie topologique, articulant la spatialité, est nécessaire, pour instituer, à partir de ces deux points de repère que sont l'ailleurs et l'ici, deux systèmes de référence spatiaux, permettant d'établir deux réseaux de positions auxquelles pourraient être référés les différents programmes narratifs du discours spatialisé. Une telle catégorie topologique peut être conçue, dans un premier temps, comme une articulation tridimensionnelle de l'espace, comportant les axes de l'horizontalité, de la verticalité et de la prospectivité, dont le point de rencontre serait représenté par la position spatiale zéro. Il est néanmoins évident que cette catégorie de la dimensionnalité*, que nous avons avancée, n'est pas suffisante et qu'il en existe d'autres relatives aux volumes (du type englobant/englobé) ou aux surfaces (entourant/entouré), par exemple, qui entrent également en jeu. A l'heure où l'on parle beaucoup de langage spatial, il est regrettable que les logiciens ne se soient pas encore occupés, autant que nous sachions, de la construction de logiques spatiales.
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3.
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Compte tenu du fait que l'instance de l'énonciation peut être installée dans l'énoncé sous forme de simulacre, l'espace d'ici, pris séparément, est susceptible d'être débrayé et de s'inscrire dans le discours comme espace énonciatif rapporté il pourrait, dès lors, s'articuler eu égard à la catégorie topologique choisie, donnant lieu ainsi à un système second de référence pour la localisation des programmes narratifs.