DICTIONNAIRE DU CORPS
 
HABITATION
Le corps habité
 
  1. À la question : « Du corps qu'en est-il ? », nous sommes très souvent confrontés à la même dualité quelque chose de la matière ou quelque chose de l'esprit. Ce couple corps/âme conduit, soit à penser le corps par sa matière, les organes, soit à matérialiser le corps dans un concept, l'élan vital. Mais pourquoi se satisfaire, lorsque l'on pense le corps, de ce qui le compose ? Et pourquoi finit-on, faute de penser le corps, par penser ses attributs ? Deux attitudes qui reviennent en fait à circonscrire le corps à un agencement physique : de la statuaire grecque à l'évanescence de sa forme. Envisager au contraire le corps sous l'angle de son principe d'existence est beaucoup plus significatif. C'est ce qu'envisagent Spinoza ou Nietzsche lorsqu'ils parlent du corps. Ils ne visent pas les marques extérieures du corps, à savoir ses attributs, mais ce qui rend possible son lieu d'existence, ce que Spinoza appelle l'expression et Nietzsche la Grande Santé. Pourtant, le corps est souvent réduit au lieu-dit de sa matérialité.
  2.     En fait, le corps n'est ni assemblage harmonieux ni unité ordonnée à partir d'une organisation sans faille. Il possède un territoire qui ne se réduit pas à une occupation spatiale, imaginaire ou non. Le corps habite un lieu qui lui permet d'exister au-delà d'une étendue avec l'effet de surface qui l'accompagne. Comme nous le verrons, cet effet de surface est justement le moyen par lequel le corps se libère de la superficialité du contour pour préférer la figure (la forme essentielle ou expression d'une œuvre) à la figuration (représentation ou illustration d'une œuvre). C'est ce que l'on appellera ici son principe d'habitation. La nature de l'habitation du corps est autre chose que l'étendue ou un dispositif spatial d'organes. Cette habitation réclame une présence que la peau incarne.
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  4. Du principe d'habitation
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  6.     L'habitation est une notion largement inscrite dans une perspective historique. Elle ne peut cependant se réduire à ce qu'en font les urbanistes-architectes qui, ne voyant pas toujours la réalité du penser dans l'habiter, préfèrent la singularité du bâtir. Le lieu d'habitation est avant tout un lieu d'existence, et ce n'est pas à travers ces réductions, autant celles de Heidegger pour qui l'habiter se réduirait à une catégorie métaphysique, que celles de Le Corbusier pour qui l'habiter se limite au principe d'habitat, que l'on atteindra le corps dans sa nature fondatrice.
  7.     L'habitation a plusieurs qualités, et cette notion ne doit pas être déterminée par les querelles autour d'Heidegger, querelles qui réduisent l'habitation d'un lieu au retour à des valeurs ethniques liées à la possession d'une terre, d'un terroir ou d'un territoire. La première qualité de l'habitation est de traduire ce que Virgile appelle, dans les Géorgiques, le  « génie du lieu ». Le génie du lieu correspond au moment où l'individu noue un rapport intime avec le territoire qu'il investit. Il s'agit bien de l'appartenance d'un individu à un lieu, et non de l'appropriation d'un espace. Cette appropriation permet de signifier à l'homme sa raison d'être et sa puissance d'existence par sa manière de demeurer sur un territoire. En ce sens, l'habiter n'est ni de la construction — bâtir un édifice —, ni l'occupation s'approprier un espace. De la même manière, l'habiter ne délimite pas un habitat. L'habiter parce qu'il est une mise en présence du lieu, est plutôt une expression de l'existence. C'est en ce sens qu'Heidegger fait remarquer dans Essais et Conférences que la crise de l'habitation n'est pas une crise du logement, mais une crise de l'Être, et qu'il serait absurde de réduire la question de l'habitation à une préoccupation spatiale.
  8.     La deuxième qualité du lieu est de montrer que le triptyque bâtir-habiter-penser n'est pas un mode de l'habitat. Faisant de l'habiter la modalité du bâtir et du penser tout en réduisant le bâtir à un habiter intelligent, les urbanistes-architectes ont oublié les vertus essentielles de l'habitation. Autrement dit, l'habiter n'est pas l'occupation plus ou moins intelligente d'un espace, mais le résultat de l'acte poétique, à savoir le moyen de toucher l'Être dans sa pure indétermination. Cette simplification est le résultat d'une économie de lecture dangereuse. Lire « Bâtir, habiter, penser » dans Essais et Conférences sans lire Le Principe de raison et Approche de Hölderlin, a pour résultat de limiter l'habiter à l'habitat, alors que c'est justement dans ces deux textes qu'Heidegger pose la question du redéploiement de l'être dans la pensée à travers l'acte poétique.
  9.     Redéployer le bâtir dans l'habiter revient à réduire l'habitation à une occupation territoriale. Redéployer au contraire l'habiter dans le penser permet de comprendre les raisons pour lesquelles le principe d'habitation se définit avant toute chose comme une fondation du sens, de l'énoncé ou du poétique. L'acte poétique touche la zone profonde de l'être, là où il y a la réalité du possible. La formule d'Hölderlin : « Ce qui demeure, les poètes le fondent » est une autre manière de comprendre le principe d'habitation, mais c'est aussi le seul moyen de réaliser et de mesurer la réalité. Permettre au sens de demeurer, c'est justement refuser d'inscrire le poétique dans la catégorie de l'analyse. Malgré les limites des propositions heideggériennes et leur réduction à la question de la métaphysique, il reste toutefois chez lui une intuition : l'inaptitude du discours à formuler clairement le principe d'habitation dans ce qu'il a de plus essentiel, à savoir sa fondation.
  10.     La dernière qualité du lieu d'habitation est d'être avant tout un lieu d'existence, et hors de ce lieu d'existence n'adviennent que des non-lieux qui sont, pour Heidegger, une sorte de hors lieu à partir duquel rien ne peut plus exister. Le non-lieu est en fait déterminé par le principe de déréliction — l'abandon de soi —, expression aussi de l'abandon de la communauté. Toutefois, l'instrumentalisation par Heidegger des perspectives ontologiques de la figure de l'être dans les dispositifs métaphysiques, comme la critique de la technique ou le recours incessant à l'étymologie comme caution de l'origine des choses, a les mêmes défauts que les amalgames des architectes-urbanistes qui instrumentalisent la spécificité de l'habitation.
  11.     L'habitation du corps s'inscrit dans cette perspective. Elle est finalement tout le contraire du corps comme dispositif spatial — l'agencement d'organes. C'est beaucoup plus un principe d'existence qui résiste à toute forme d'organisation externe. Dans un petit poème en prose : « Entre ciel et terre », H. Michaux propose, non pas de lire le corps comme quelque chose dans l'espace — un objet ou quelque chose de l'espace un attribut mais comme une réalité qui délimite un espace incirconscrit — l'espace dans ses multiplicités, un espace qui ne peut se limiter à un contour précis. Toucher l'habitation du corps, cela revient en quelque sorte à interroger la manière dont le corps est représenté dans un contour, quelles que soient ses traductions artistiques. Cela revient aussi à condamner l'organisation du corps quand il se réduit à un assemblage d'organes.
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  13. La peau : habitation du corps
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  15.     Le corps n'est pas réductible à de simples catégories comme la surface et la profondeur, l'envers et l'endroit, la présence et l'absence. Il n'y a plus de parties assemblées autour d'une ossature, mais un contour singulier qui est la chose elle-même et non une enveloppe extérieure avec une surface délimitée. La surface du corps grec, par exemple, montre que le corps n'est pas fragile. Ce corps a longtemps résisté à toute dispersion qui venait du dedans en imposant un contour, communément appelé l'enveloppe du corps. Mais un jour, les Romains ont fait voler en éclats cette enveloppe qui, dégonflée, a retrouvé son expression. Ce passage de l'enveloppe vide à l'expression intérieure donne à la peau toute sa valeur. Elle devient la possibilité de vivre et d'affirmer l'habitation du corps.
  16.     L'usage du mot peau dans la langue courante est d'ailleurs révélateur de l'idée que l'on se fait du corps. Ces usages réduisent systématiquement la peau à un territoire, une limite ou un contour. « N'avoir que la peau sur les os » pour dire que le corps manque de viande; « être dans la peau d'un personnage » pour dire que la peau est un vêtement ou une enveloppe; « avoir une peau qui marque » pour dire qu'elle est une surface à écrire... Dans tous ces cas de figure, la peau se présente apparemment, apparemment seulement, comme un espace mitoyen, pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty, entre un intérieur et un extérieur. Mais la peau n'est-elle pas davantage l'intériorité même du corps, ce qui habite un lieu et non ce qui délimite un espace ? Autrement dit, que cache la peau ?
  17.     Ce serait là l'occasion de sortir des propositions factuelles sur les modalités d'existence du corps : le tatouage étant l'exemple le plus caricatural de la peau réduite à une surface à écrire. La peau, par l'habitation qu'elle met en scène, devient cuir et viande à la fois, intérieur et extérieur, dedans et dehors. Elle ne se satisfait pas plus de la mitoyenneté que la vision organique du corps impose, que du moi-peau de la tradition freudienne, sorte d'interface psychique avec le monde extérieur. Son principe est dans sa capacité à absorber ce qui vient du dedans et du dehors. Elle ne protège pas, ne retient pas; elle est l'expression même du corps. P. Valéry, dans L’Idée fixe, écrivait : « Ce qu'il y a de plus profond en l'homme, c'est la peau... En tant qu'il se connaît. » On pourrait rajouter : en tant qu'il se connaît comme surface ! En fait, la peau doit lutter contre les apparences puisque c'est ce que l'on voit en premier chez l'individu. Mais elle est aussi ce qui nous somme de sortir de l'usage policé que nous faisons de notre corps. Cet usage policé ne parle pas de viande, mais de chair, comme il ne parle pas de cuir, mais de peau. Mais la peau, est-elle un miroir, un facteur d'unification, le lieu de la sensualité, ou l'expression de la distinction ?
  18.     Si la peau agit comme un miroir au sens où elle rend visible les pathologies cachées du corps comme les psoriasis, elle est aussi ce qui opacifie l'intérieur du corps puisqu'au-delà de cette limite il n'y a plus rien à voir. La peau semble en fait trop visible et trop cachée à la fois. Trop visible puisqu'étant située au premier plan, on finit par ne même plus se rendre compte de sa présence, mais aussi trop cachée, car en empêchant de voir ce qu'il y a à l'intérieur, elle renforce le mystère. C'est en ce sens que la peau est l'habitation du corps au sens où elle affirme son incarnation. La peau incarne dans tous les sens du terme, de l'expression matérielle de l'incarnation comme présence matérielle de la chair à l'expression spirituelle de la substance en transmutation. Ce sera là toute la force de son principe d'habitation. Pourtant, l'histoire de l'art a très longtemps fait comme si elle n'existait pas. La statuaire grecque a systématiquement gommé son existence comme pour dire que le corps habitait ailleurs.
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  20. Le corps sans habitation de la statuaire grecque
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  22.     La plastique de la statuaire grecque avec sa tonicité si singulière, nous a souvent incités à modéliser le corps selon des lois d'harmonie. Cette statuaire a toujours refusé d'exprimer l'abandon du corps. Tout au plus, tolère-t-elle son alanguissement. La tradition grecque fait du corps un lieu idéal qu'il convient de magnifier : la projection de l'idée du beau sous toutes ses formes. Pourtant, cette forme idéalisée est la cause de son propre échec et de sa chute. Rien d'étonnant, en fait, à ce que le Grec s'effondre face au poids d'un tel idéal. La statuaire grecque, non plus massive mais stylisée, non plus énigmatique comme celle du Sphinx des Égyptiens, mais révélatrice de la clarté d'Apollon, possède tout de la forme parfaite au contenu homogène, autre manière de rendre compte de la pleine adéquation entre une forme et son contenu.
  23.     Les Grecs traduisent, comme le montre Hegel dans son Esthétique, l'idéal du moment classique avec l'harmonie parfaitement achevée d'une forme et d'un contenu auquel rien ne manque. Ce moment classique vient après le symbolique dont l'immaturité d'une forme face à un contenu s'exprime à travers la Pyramide égyptienne par exemple, mais avant le moment romantique qui intériorise un contenu dans une forme sa la peinture. La statuaire grecque est sereine parce que la cosmologie grecque éprouve extérieurement sa rationalité. Toutefois, de cette béatitude imperturbable naîtra une dissolution progressive, irréversible et implacable, dissolution qui semble « pourrir » l'œuvre grecque de l'intérieur.
  24.     Dans une béatitude sereine, presque étrangère à la vie intime et inaccessible au sentiment, la statue grecque semble triste, tristesse qui préfigure sa chute dramatique. Statuaire trop idéale, esprit trop rationnel, corps trop parfait, visage trop harmonieux... La statue est triste, parce qu'elle sait d'avance que le contenu délaissera sa forme. De cette adéquation, forme-contenu, il ne reste plus qu'un moment idéal qui ne durera pas : le repos grec est d'apparence. Précaire et fugitif, il accepte mal sa posture, et il est d'autant plus-morose qu'il comprend ce qui va advenir de lui. La figure du Grec n'est pas expressive, elle est idéalisée et par conséquent perte d'elle-même.
  25.     Que s'est-il produit pour que la grandeur, la souveraineté et l'impassibilité du Grec devenu Romain dérivent vers le pathétique, la souffrance et la malformation simiesque ? « Rien ne peut être et ne sera jamais plus beau », fait remarquer Hegel, parce que la forme idéale définit les contours d'un contenu idéal absent de toute subjectivité. Sa singularité, le Grec la tient paradoxalement de son refus à exprimer le corps. D'ailleurs, plus que le corps c'est la raison que sculpte Phidias... Ce n'est pas étonnant pour un artiste qui cherche à donner un idéal aux formes particulières.
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  27. Retour du sentiment
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  29.     Si du Doryphore grec survint le visage romain, c'est tout simplement la faute de l'homme, pas uniquement parce que le Grec, ne peut engendrer que l'homme comme l'énonce Œdipe dans sa réponse à l'énigme du Sphinx, mais aussi parce que le Grec voit dans l'homme la mesure de toute chose à la manière de Protagoras : « L'homme est la mesure de toutes choses : des choses qui sont qu'elles sont, des choses qui ne sont pas qu'elles ne sont pas. » La corporalité et la spiritualité ont lentement miné et sapé l'harmonie grecque pour proposer un nouveau territoire au corps, celui de l'expressivité, de la violence, de la grimace et de la bestialité. Les Romains, héritiers cruels des Grecs, nous confrontent à un corps qui n'agrège plus harmonieusement ses parties selon les bonnes proportions. Ils nous exposent un corps souffrant, un corps éclaté et difforme dans sa façon d'être : un corps qui ne subit pas un lieu, mais qui fait exister le lieu par sa puissance intrinsèque. En intériorisant le corps, le Romain met au jour l'anamorphose d'un corps éclaté, celle qui transforme, de manière momentanée, le vide que suscite l'esthétique de la forme, en angoisse qui assure au corps un sentiment et une expression. Le corps romain s'est vengé sur le corps grec. Il a tué le général, en singularisant l'idéal par le concept d'expressivité.
  30.     Comprimant et contraignant le contour placide, froid et presque vide du Grec, l'expressivité romaine fait éclater la statue, la dissout et la métamorphose, non pas en une nouvelle apparence, mais dans la fulguration d'un regard intériorisé presque trop fort pour la forme qui va le recueillir, sentiment fort lorsque l'on s'attarde quelques instants sur la sculpture de Michel-Ange, L'esclave rebelle, préliminaires en fait de toutes les métamorphoses à venir du corps, des corps fracturés de Braque aux corps hystériques de Bacon. Le regard si fort de l'esclave fait éclater la sculpture, non pas de l'extérieur comme pour le Grec pour qui l'essentiel est la plasticité, mais de l'intérieur en s'appropriant définitivement les contours qui deviennent sentiments et intériorités et non plus simples enveloppes. Ce n'est pas un nouvel art qui vient de naître, mais la traduction d'une territorialité intérieure du corps. Fulgurante, cette expressivité reconquiert le territoire que la forme idéale lui a fait perdre, et lui offre une nouvelle cartographie, celle qui transforme momentanément la froideur de la plastique grecque en chaleur de l'intériorité romaine. L'après-grec débouche sur une autre forme : une subjectivité affectée.
  31.     L'harmonie grecque déroute souvent par la généralité des formes représentées. La forme hellène est neutre, abstraite et limpide; elle ne cache rien et se satisfait de sa transparence. En fait, le visage grec est froid parce qu'il a perdu ses expressions pour ne garder que la plus générale, autrement dit aucune. Et le corps souffrant de ce carcan est devenu triste en prenant conscience du danger qu'il encourt, à savoir l'explosion des multiples figures. Une fois de plus, le contenu a trompé la forme, lui faisant croire qu'elle ne s'exposait à aucun danger en exprimant la généralité. En raison de cet excès, le corps est devenu absent; il nous faut désormais aller au-devant de la statue grecque et au-delà de la forme pour retrouver une profondeur. « Il n'y a de belle surface sans une profondeur effrayante », affirmait Nietzsche, reprenant en fait la dédicace qu'il offrait à Wagner : « L'art nous a appris qu'il n'y a pas de surface vraiment belle sans une terrifiante profondeur. » Pour les uns, Dionysos et la surabondance de la vie; pour les autres, Apollon et l'appauvrissement. Plus qu'un art, l'après-grec est un sentiment que Nietzsche traduit à sa manière par une lutte entre le tragique apollinien et le dramatique dionysiaque. Du côté d'Apollon, la règle, le modèle, la mesure; du côté de Dionysos, l'ivresse, la frénésie, l'étourdissement et la folie. Mais, l'appropriation du principe d'habitation est à ce prix.
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  33. HEGEL G., L’Esthétique, Paris, Flammarion, 1979.
  34. HEIDEGGER M., Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1980.
  35. NIETZSCHE F., Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1977.
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Alain MILON
 
Chair; Corps étranger; Grèce antique; Héros;
Identité; Monument; Nietzsche; Peau.
 
 
sous la direction de michela marzano, Dictionnaire du corps, Quadrige PUF, 2007, p.437-441